L’improvisation stratégique au service de l’adaptation de son organisation
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Résumé
Dans un monde où les crises sociales, économiques et climatiques se succèdent les unes aux autres, l'improvisation stratégique devient une option à envisager pour trouver le juste milieu entre anticipation et réaction. Si la planification stratégique a l'avantage de tenter de rendre plus certain l'avenir, sa rigidité peut conduire à l'inaction. Cet article explore donc ce qu'est l'improvisation stratégique et comment la développer dans les organisations.
INTRODUCTION
Qu'est-ce qui fait qu'une organisation est capable de se repositionner rapidement quand elle est touchée par des changements extrêmes et pourquoi d'autres n'y arrivent-elles pas? La dernière pandémie a permis de voir que plusieurs grandes organisations ont été capables de se retourner assez rapidement, tandis que d'autres ont mis du temps à prendre le virage du changement.
Il y a quelques décennies, lorsque l'environnement était considéré comme plus stable, l'accent était traditionnellement mis sur la planification et le contrôle de l'exécution de la stratégie. Mais l'accélération des changements et la présence de plus en plus d'incertitudes tendent à rendre les stratégies obsolètes assez rapidement. Alors que choisir : anticiper tous les risques et prévoir des plans B, C et D ou laisser émerger complètement sa stratégie? Pendant longtemps, ces deux courants se sont affrontés. Mais pourquoi choisir lorsqu'il est possible d'improviser de manière stratégique et (relativement) organisée?
I– LES BASES DE L'IMPROVISATION STRATÉGIQUE
L'improvisation stratégique peut être définie comme la capacité d'une organisation à agir de manière flexible et créative face à des situations imprévues, tout en restant alignée avec ses objectifs stratégiques globaux. L'improvisation est devenue une compétence essentielle pour les organisations modernes. Face à des changements de plus en plus imprévisibles, il ne suffit plus aux employés de suivre les procédures et d'exécuter les plans stratégiques ; ils doivent désormais être capables de s'adapter rapidement aux nouvelles situations.
Pendant la pandémie, de nombreux commerces de détail, qui n'avaient pas encore investi dans le commerce en ligne, ont rapidement dû modifier leurs pratiques pour rejoindre les clients alors que ces commerces non essentiels étaient fermés dans certains pays. Idem pour les restaurateurs qui se sont lancés dans les plats à emporter pour pallier l'absence de clients dans leurs restaurants.
L'improvisation stratégique s'inspire à la fois de la planification stratégique, dont elle garde la vision à long terme qui permet de guider les choix pour rester alignés, et de l'agilité pour la rapidité d'exécution. À ces deux éléments doit également s'ajouter la flexibilité organisationnelle, tant au niveau de la rapidité des décisions que de la capacité à réorganiser les équipes et processus dans un temps limité.
Vision à long terme, flexibilité organisationnelle et rapidité d'exécution sont les clés de l'improvisation stratégique. Cela signifie donc que les organisations qui veulent adopter cette voie doivent agir aux niveaux stratégiques, culturels et organisationnels en amont pour pouvoir s'adapter à ce qui émerge dans leur écosystème.
Est-ce à dire qu'il n'est plus nécessaire de planifier? Bien au contraire. Pour être capable d'improviser, une organisation doit se préparer à différents niveaux pour être capable de réagir de manière adéquate en temps opportun et évaluer régulièrement sa capacité à improviser. L'improvisation stratégique vient donc compléter la planification stratégique qui aura préalablement permis de définir la vision globale et les grandes orientations, ainsi que définir les mécanismes de mise à jour du plan stratégique (ex. : outils permettant la collecte et l'analyse des données pertinentes, rencontres a minima mensuelles pour faire le point sur les stratégies et leur exécution, formations permettant le développement de la pensée stratégique à tous les niveaux...).
Mais comment s'assurer que votre organisation a la capacité d'improviser?
II– ÉVALUER LA CAPACITÉ DE SON ORGANISATION À IMPROVISER
Nous vous présentons les principaux éléments contenus dans l'IRIS (Improvisation Readiness Index Score)(1) que nous avons librement traduits par «indice de préparation à l'improvisation». Dans cet outil, sont évalués :
Le capital : est-ce que l'organisation a les ressources et les compétences nécessaires pour effectuer rapidement un changement majeur ou un pivot?
La capacité : par exemple, est-ce que l'organisation révise régulièrement sa stratégie et effectue une veille stratégique rigoureuse de son environnement?
La cognition : avez-vous besoin de beaucoup de temps pour prendre des décisions qui se basent sur des faits documentés et longuement analysés, ou au contraire prenez-vous vos décisions selon une intuition informée?(2) Ce dernier élément consiste à se baser à la fois sur votre expérience passée tout en récoltant un minimum d'informations pour bien comprendre la problématique avant d'agir.
La confiance : faites-vous preuve de trop de prudence quand vient le temps des décisions ou au contraire avez-vous confiance en votre organisation pour avancer rapidement?
La clarté : la direction générale de votre organisation reste-t-elle claire malgré les changements? Êtes-vous prêts àmodifier vos stratégies si vous voyez qu'elles ne font plus de sens avec votre but ultime?
La coordination : avez-vous mis en place des systèmes efficaces de coopération aussi bien à l'interne qu'à l'externe, par exemple avec vos concurrents traditionnels? Le concept de coopétition se développe de plus en plus (3). Il consiste en la coopération entre concurrents traditionnels pour résoudre un problème complexe (4).
Le climat : valorisez-vous une culture prudente où la prise de risques doit être minimale ou bien une culture d'apprentissage rapide et d'innovation où les employés peuvent adopter des solutions non conventionnelles aux changements rencontrés?
La collaboration : est-ce que les équipes gèrent facilement les conflits et les désaccords ou au contraire est-ce que ces derniers minent le climat de travail et favorisent un travail en silo?
La créativité : l'organisation est-elle ouverte aux idées de tout le monde, quelle que soit le poste de l'employé?
L'approche centrée client : privilégiez-vous une approche qui priorise la valeur créée pour votre propre organisation (et donc vos actionnaires) ou bien pour les clients? Êtes-vous à l'affût des besoins réels de vos clients ou basez-vous plutôt sur des hypothèses de ce qu'ils voudraient? Cette approche client demande beaucoup d'humilité, car elle signifie que l'organisation doit aller valider ses hypothèses, en termes de désirabilité notamment, avant de consacrer temps et argent au développement d'un produit ou d'un service.
Une fois cette analyse faite (5), nous vous proposons quelques pistes pour renforcer la capacité d'improvisation, tant au niveau de votre culture que des compétences nécessaires.
III– RENFORCER LA CAPACITÉ D'IMPROVISATION
Quand une organisation doit s'adapter rapidement, elle peut avoir recours à l'un de ces trois types d'improvisation (6) :
L'improvisation imitative qui consiste à observer ce que les organisations plus avancées et plus expérimentées font pour reproduire leurs solutions avec quelques changements minimums.
L'improvisation réactive qui consiste non seulement à observer ce que font les autres organisations, mais également à recueillir des informations dans leur environnement pour développer leur propre réaction à la situation.
L'improvisation générative consiste à sonder l'avenir et à essayer de manière proactive de nouvelles choses pour répondre aux besoins du marché ou de sa communauté plutôt que d'attendre ce qui pourrait arriver.
Dans le cas de l'improvisation générative, l'organisation doit être prête à laisser de l'espace (et du temps) à ses équipes pour qu'elles essaient de nouvelles choses, même si cela ne donne pas de résultats. La culture doit donc favoriser l'innovation au quotidien. L'état d'esprit au sein des équipes est donc une des conditions pour bien gérer l'improvisation (7), selon les auteurs de l'article suivant : '“Les membres de l'équipe doivent être capables de travailler dans un contexte incertain. Ils expérimenteront, se tromperont, douteront, questionneront et écouteront. Sachant que les premières idées ne sont pas forcément les meilleures, ils doivent rester humbles et sincères tout au long du processus. Une certaine dose de courage et de confiance en soi ainsi qu'une volonté d'apprendre sont également nécessaires lorsque vient le temps d'improviser.”
Pour encourager cet état d'esprit, il peut par exemple être pertinent d'allouer une ou deux heures par semaine de temps libre aux employés qui auront la possibilité de s'intéresser aux sujets de leur choix pour les amener à voir comment cela pourrait servir l'atteinte de la vision de leur organisation. Les équipes doivent également être soutenues dans leur capacité à prendre des décisions (8). Pour cela, deux éléments les aideront :
Une bonne intelligence émotionnelle : les employés sauront faire de leurs émotions une force sans se laisser dépasser par elles. En effet, les émotions communiquent de l'information sur ce que fait vivre le changement (la technique des chapeaux de Bono (9) leur laisse d'ailleurs une place entière quand il s'agit d'analyser une situation) ou sur la réalité des clients.
Mais elles peuvent être un frein quand la peur de l'échec ou du blâme nous amène dans une inertie contre-productive. Outre l'amélioration de la prise de décision, une bonne intelligence émotionnelle permet de bien communiquer et de bien collaborer avec les différentes parties prenantes.
Une bonne pensée stratégique qui se définit comme la «capacité à porter un regard global et intégré pour aider à clarifier ce qui est vraiment important pour l'avenir et la pérennité de son organisation, et à mettre en place des actions alignées sur la vision» (10).
En effet, la compréhension de la vision globale de l'organisation est importante pour que les expérimentations et les décisions soient prises dans le sens de l'organisation et des besoins des clients.
Les employés doivent notamment développer le réflexe de se poser quelques questions (11) pour rester alignés :
Quels autres scénarios que le nôtre pourraient exister?
Que devrait-on faire de différent pour gérer la situation?
Où s'en va notre organisation? Quels sont les grands enjeux et les grandes orientations stratégiques?
Qui est impliqué et avec qui devrais-je collaborer?
Quel rôle mon équipe joue-t-elle dans l'atteinte de la stratégie générale?
CONCLUSION
L'improvisation stratégique, en complément de la planification stratégique, donne la flexibilité nécessaire pour réagir rapidement aux imprévus et aux crises. S'il n'est pas possible de prévoir l'avenir, il est possible de bâtir une organisation qui permettra de répondre rapidement à ce qui émerge, surtout lorsque cela ne faisait pas partie de nos hypothèses. Miser sur une vision claire ainsi que sur une culture d'innovation et de collaboration vous permettront de vous préparer a minima pour réagir rapidement aux défis que vous rencontrerez.
Références :
(1) Résultats de la recherche effectuée par Paul HUGUESS et al., «A diagnostic tool to determine a strategic improvisationReadiness Index Score (IRIS) to survive, adapt, and thrive in a crisis», en ligne:<https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0019850120304314 > .
(2) En ligne : <https://www.forbes.com/councils/forbesagencycouncil/2021/04/15/informed-intuition-is-the-holy-grail-of-modern-marketing/ > et <https://www.forbes.com/sites/heatherwishartsmith/2022/01/03/look-before-you-leap-innovation-cognitive-noise-and-informed-intuition/ >.
(3) Adam BRANDENBURGER et Barry NALEBUFF, «The Rules of Co-opetition», Harvard Business Review, en ligne:<https://hbr.org/2021/01/the-rules-of-co-opetition >.
(4) «Coopétition : quand votre concurrent devient votre meilleur allié», Les Affaires, 11 avril 2024, en ligne :<https://www.lesaffaires.com/mon-entreprise/entrepreneuriat-et-pme/coopetition-quand-votre-concurrent-devient-votre-meilleur-allie-2/ >.
(5) Cet autre outil permet également la capacité de votre organisation, en ligne :<https://www.strategyzer.com/library/innovation-readiness-assessment-tool >.
(6) Pier Vittorio MANNUCCI et al., «Improvisation Takes Practice», Harvard Business Review, en ligne:<https://hbr.org/2021/03/improvisation-takes-practice >.
(7) «Improviser en gestion de projet : une solution à l'imprévu?», Revue Gestion, 23 mai 2022, en ligne:<https://www.revuegestion.ca/improviser-en-gestion-de-projet-une-solution-a-limprevu >.
(8) En ligne : <https://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2017/07/16185-5-questions-pour-prendre-les-bonnes-decisions/ >.
(9) En ligne : <https://www.lescahiersdelinnovation.com/les-six-chapeaux-de-bono/ >.
(10) Voir la définition dans le livre «Où est mon sentier battu? La pensée stratégique pour cheminer autrement vers une saine création de valeur», d'Anne-Laure MARCADET et Bernadette PETITPAS. En ligne :<https://www.septembre.com/products/la-pensee-strategique >.
(11) En ligne : <https://hbr.org/2024/05/the-art-of-asking-smarter-questions?ab=HP-magazine-text-3 >.